La coopé…
-A qui le tour ?
Certains jours, à certaines heures, il y avait du monde face à l’immense comptoir derrière lequel s’affairaient Mme D… et son employée, une toute jeune fille fière d'entrer sur le marché du travail après avoir obtenu son certificat d’études.
-C’est…
-J’étais avant toi, petit !
Heureusement, de temps en temps, la gérante, une veuve souriante, dynamique et qui avait l’œil, intervenait en ma faveur pour me soustraire à l’autorité de ces personnes imbues de leur statut d’adultes. A force de perdre mon tour je m’attirais les foudres de ma mère qui, s’inquiétant de mon retard, supposait que j’avais encore « traîné les rues ».
Que n’ai-je-eu l’idée à l’époque d’inventer ce distributeur de tickets portant un numéro de passage ! Et si les clients avaient été appelés dans l’ordre alphabétique ? J’aurais été très bien placé ! Mais ce n’était pas le cas.
Tout un cérémonial.
-Pour vous ce sera… ?
Chacun annonçait la nature de la marchandise choisie. Et l’on voyait les mains prestes de Mme D… et de son aide, accompagnant des déplacements rapides de droite à gauche, extraire des rayonnages les paquets ou boîtes de conserve classés, élégamment alignés et empilés.
Ma mère m’envoyait faire les courses à la coopé quasi quotidiennement. J’avais à peine trois cents mètres à parcourir pour m’y rendre. C’était pour acheter un kilo de sucre en morceau ou de la farine, voire un litre d’huile. Des produits de première nécessité. Pas de stock à la maison. Les achats de fruits et légumes étaient exceptionnels. Le jardin potager, œuvre de mon père qui m’y réservait la corvée de binage des mauvaises herbes, tentait de subvenir durant une bonne partie de l’année aux besoins familiaux. Les fruits, à part les fraises, étaient « indigènes » et de saison, offerts parfois, souvent achetés bon marché à des voisins nantis d’un verger. Les seuls fruits exotiques, des oranges, étaient livrés une fois l’an, en très petit nombre, par ce brave Père Noël.
en rouge l'emplacement de la première coopératve à Proville.
En noir celui de la supérette qui lui succéda.
Pour aller à la coopé, pas besoin de liste ni de cabas. Un achat de quelques marchandises n’alourdissait ni mes bras, ni la facture. La maîtresse de maison gérait serré son budget au jour le jour. Pas question d’user du crédit, d’avoir une ardoise. La gérante n’aimait pas ce système. Mes parents, par fierté, auraient préféré se passer de victuailles plutôt que de solliciter l’inscription honteuse sur le carnet de la commerçante.
-Tu en as mis du temps ! Tu as bien pris les timbres ?
Les timbres ! Ma mère y tenait tant ! Collés régulièrement et soigneusement sur des feuilles imprimées, ils donnaient droit à une ristourne proportionnelle au montant des achats effectués dans l’année. Sur un modeste catalogue mes parents choisissaient l’objet convoité dont le prix correspondait au plus près à la somme accordée. Le plus souvent il fallait rajouter de l’argent pour l’acquérir. Je me souviens de ces deux petits poêles bleus à charbon jumeaux, obtenus par ce procédé en deux ans, montés par mon père dans chacune des pièces principales de l’habitation et qui nous apportèrent à la saison froide un appréciable confort.
Une autre fois ma mère eut la fierté d’installer, toujours grâce aux ristournes, mais en faisant cette fois un appoint relativement important, un canapé lit, en simili cuir, couleur mastic. Ce fut la pièce de mobilier la plus luxueuse dans notre nouvelle maison HLM. Nous l’aimions ce canapé, même si presque tous nos voisins possédaient le même modèle acquis de la même façon. Il fut d’autant plus apprécié qu’un jour la télévision s'introduisit dans notre demeure et nous fit vivre des soirées merveilleuses avec sa chaîne unique et ses images en noir et blanc.
Ces magasins de proximité à l’enseigne des coopérateurs d’Escaut et Sambre ont disparu. Subsistent néanmoins, comme pour ne pas voir s’effacer ce symbole si fort, sur quelques façades (près de chez nous, à Rumilly-en-Cambrésis par exemple), ce mot évocateur gravé dans la brique : « coopérative ». Un mot magnifique. Coopérer : agir conjointement, concourir à une œuvre commune…
collection JC CLETON
fonds documentaire JC DEFER
MEDIATHEQUE DE PROVILLE
Cloclo