C’était un rituel semblant immuable. Ma sœur et moi encore tout petits étions entraînés par nos parents le Jour de l’An dans un circuit me semblant interminable. Ma cadette dont les petites jambes peinaient à progresser sur trottoirs et chaussées perforés de « nids de poules" bénéficiait du transport alterné des bras adultes. La hiérarchie dans les étapes programmées était respectée d’année en année. Nous passions d’abord chez les grands-parents paternels, parce qu’ils étaient les plus âgés. Sur la table ronde de la pièce principale qui servait aussi de chambre à coucher attendaient des brioches en forme de Jésus et de splendides oranges. Mes yeux repéraient immédiatement ces objets sacrés qui seraient remis juste au moment du départ.
-Alors, qu’est-ce qu’on dit à Pépère et Mémère ?
-Bonne année, bonne santé !
-A toi pareillement !
Dans le Nord, c’est quatre. Oui, quatre bisous déposés sur des joues râpeuses se tendant vers des petites lèvres pas encore réchauffées.
Les parents avaient droit à une tasse de café, « arbouillu » comme le regrettait ma mère. En effet, la cafetière rechargée d’eau et d’un peu de chicorée au fil du passage des visiteurs supportait plus ou moins bien la chaleur du poêle flamand alimenté par les boulets de charbon. On ne prenait pas le temps de s’asseoir. Il y avait encore à faire…
-Vous ne vous assoyez pas ? Vous allez disputer ! »
Ouf ! Mémère avait sorti son sachet en papier et y déposait religieusement les deux brioches et oranges faisant office de cadeau de Noël. Elles nous accompagneraient jusqu’à environ midi trente, heure marquant l’issue du périple. Le supplice durerait jusqu’au lendemain matin : ma mère avait décrété que les pâtisseries seraient le petit déjeuner de luxe ! Tant pis si elles étaient un peu rassises.
Nous n’avions parcouru qu’un kilomètre et demi. La maison des grands-parents maternels se situait à environ cinq cents mètres. Là, je savais qu’il n’y aurait aucune gâterie. Même fricassée de museau. Au sortir mémère me glissait une petite pièce dans la poche en murmurant : « T’achèteras des bonbons. » Je ne cèderais pas à la tentation. La modeste obole irait en résonnant rejoindre quelques congénères par la fente du cochon-tirelire : il fallait déjà penser à la fête des mères !
Quelques centaines de mètres avant d’atteindre la coquette habitation de notre « matante » Gertrude. Elle était la sœur de ma grand-mère maternelle. Mes parents nous avaient prévenus : « Vous ne mangez pas tout de suite la gaufrette. Vous direz que vous n’avez pas faim. »
Tante Gertrude avait gardé l’habitude -souvenir des privations durant les deux guerres mondiales- de mettre de côté tout le gras animal qu’elle pouvait récupérer, de le faire fondre et de s’en servir pour la fabrication de ses petites gaufres : les étrennes. Elle disposait de deux boîtes : l’une qui conservait les restes de l’année précédente, l’autre les plus « fraîches ». Sur quelle boîte allions-nous tomber ?
Peu importe… La gaufrette était prestement glissée dans ma poche. Je ne saurais jamais quel âge et quel goût de rance avait « l’étrenne » !
Dernière station… deux kilomètres à pied, ça use, ça use… Direction l’appartement de « marraine ». Mon père avait pris ma petite sœur sur le dos. Mes guiboles commençaient à crier grâce. Mais cet ultime tronçon du circuit annuel avait la conclusion la plus agréable. Comme d’habitude l’oncle Eugène avait retapissé la cuisine où l’on nous recevait. Le modeste intérieur respirait la coquetterie. Ma sœur et moi avions droit à un verre de limonade blanche. Mon père acceptait un verre de vin blanc. Il en avait bien besoin pour soulager un dos endolori. Ma mère ne résistait pas à la tasse de café. Celui-là c’était du frais, insistait ma marraine. J’attendais l’ultime moment ; celui où mon oncle, facteur des PTT, me remettrait le fameux calendrier qui trônerait au-dessus de mon cosy et que je ne manquerais pas de consulter aussi souvent que mon dictionnaire.
Ce sont environ six kilomètres que nous avions parcourus. L’après-midi serait calme. Ce serait au tour des plus jeunes frères et sœurs de mes parents de venir nous souhaiter la bonne année.
La brioche ? Demain matin, c’était encore loin !
Au fait, l’étrenne de la tante Gertrude ?
Elle gisait informe, émiettée, lamentable dans le fond de la poche du manteau. Une auréole de… graisse de poule, certainement, marquerait le souvenir de son passage furtif, en attendant l’An prochain, et la prochaine étrenne si Dieu prêtait vie à notre chère pâtissière!
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