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MES SOUVENIRS DU MOULIN DU MONTFARRAND
Par Denise Blasselle
« Qui a dit que les cathédrales sont nos uniques montagnes? Le moulin imposant et trapu peut vous surprendre puisqu’il n’a pas d’ailes. Il les a perdues au fil du temps.
Cet endroit attirait irrésistiblement les gosses que nous étions.
Vers les années 1942 ou 1943, à la tombée de la neige, en février, nous arrivions là comme on arrive aux sports d’hiver, avec nos luges, nos traîneaux de fortune… l’air y est vif, nous devions mettre deux paires de gants et bien nous couvrir.
La descente du moulin au calvaire est loin d’être vertigineuse, mais suffisante pour nous élancer et nous griser de vitesse!
A l'extrémité de la rue d'Oisy, un "coin" que les enfants adoraient : deux chemins conduisaient au moulin, à gauche en pente douce, mais plus long, à droite une rude montée (dessin ci-dessus, coll. privée) qui passait devant "le calvaire".
le macadam a remplacé les cailloux qui laissaient
sur les genoux de douloureuses marques
À la maison, au 45 de la rue de Lille, nous élevions des lapins, et, pour les nourrir, il nous fallait du son et un mélange spécial qui ne se vendait qu’au moulin, ayant pour vilain nom « mélasse ».
Vous pensez bien que la commissionnaire toute désignée c’était… moi!
En chemin, pour rien au monde, je ne me serais arrêtée : je courais, je volais presque! J’allais au moulin…
J’aimais cette bonne odeur de farine, de céréales, qui m’enivrait dès que j’avais poussé la porte. Aucun loquet, aucune serrure, on entrait là… comme dans un moulin.
La vente ne se faisait pas dans le moulin proprement dit, mais dans une petite maison de commerce y attenant faisant aussi estaminet, où l’on servait de temps en temps des consommations aux cultivateurs, aux ouvriers agricoles, aux rares passants…
photo ancienne ; derrière le moulin, une briqueterie
qui n'existe plus depuis longtemps;
on peut lire "estaminet" au-dessus de la fenêtre
état actuel
Le plancher en bois blanc était recouvert par endroits d’une fine sciure.
Avant d’être servie, il me fallait quelquefois attendre patiemment. Je pouvais alors à loisir m’assurer que mes jeunes amis étaient là : les petits enfants de la meunière.
La petite fenêtre donnant sur la cour me faisait découvrir la porte d’entrée du moulin, et bien souvent, avec un soupir de soulagement, je constatais que le moulin était « habité ».
A partir de cette instant, le temps me semblait long. Madame Savary n’en finissait pas de peser mon sac de son. Elle prenait une petite pelle creuse, toute luisante. Elle puisait tantôt dans un caisson, tantôt dans un autre, probablement pour que la marchandise baisse au même niveau, au fur et à mesure de la vente.. Les gestes étaient lents, cérémonieux. Elle me donnait l’impression de remuer de la poudre d’or, tant elle était attentive, et prenait bien soin de ne rien éparpiller… Elle vérifiait plusieurs fois l’indication de la balance. Elle parlait très calmement, en scandant bien chaque syllabe. Sa diction était parfaite. Je me demande même si elle connaissait notre patois. Elle ne ressemblait pas aux autres femmes de la campagne. Elle se tenait très droite, avec fierté… Ses cheveux étaient tirés en chignon, et ça et là s’échappaient des petites boucles grisonnantes donnant beaucoup de douceur à son visage…
Quand mon sac fut enfin rempli, je remarquai qu’au comptoir un client s’impatientait. J’en profitais pour payer vivement et dire au revoir le mieux possible, et enfin libre, j’allais me joindre à mes chers amis : Gérard et ses deux sœurs Lulu et Claudine…
au début des années 1940
le dernier meunier avec deux de ses petits-enfants
aujourd'hui, à peu près le même cadre
le poteau électrique en bois a laissé la place au béton moulé
Je savais qu’une fois de plus j’allais faire des grimpettes dans le moulin. L’escalier étant très abrupt, il fallait s’arc-bouter et se tenir solidement à la corde pour grimper.
C’est à celui ou celle d’entre nous qui serions grimpés le plus vite!
Nous jouions à la découverte d’un trésor caché; nous fouillions du pied le plancher de chaque étage. Que de sacs! Que de paille! Mais de trésor, point!
La découverte était aux fenêtres; l’une des deux du premier étage donnait sur les champs. On y domine la plaine calme et tranquille, à perte de vue, et l’horizon dessiné en demi-cercle me confirmait que la terre est bien ronde. Comment en douter?
Neuville autrefois avait ses "arbres à pou".
Celui-ci proche du cimetière anglais a résisté au temps.
passé le moulin, un chemin de terre conduisait
aux "vallées", zones réservées à l'agriculture
De la seconde fenêtre, je découvrais la Neuville, tout près de moi, telle une bête fauve domptée à mes pieds.
Et de la fenêtre du deuxième étage s’étendait un panorama superbe : tout Cambrai semblable à une maquette géante avec ses trois clochers émergeant d’innombrables toits, ses faubourgs, ses bosquets.
De cette ville qui allait devenir la mienne, ne montait aucun bruit. Tout était silence. J’étais muette d’admiration, et envahie d’un sentiment de supériorité. Nulle part ailleurs, je ne pouvais voir Cambrai d’aussi haut. J’aurais voulu rester là encore longtemps, mais le fait d’être hissée sur la pointe des pieds me laissait dans une position inconfortable, m’obligeant à quitter mon poste d’observation.
Je me promettais de revenir jeudi…
Denise Blasselle