ateliers-Cricri signe "Guillaume le Pierreux" (4)

Telle Aphrodite sortant des flots, elle offre sa nudité au regard troublé de son créateur. Dans la lumière nacrée du petit jour, il découvre son corps empli de grâce et de beauté. D'une main tremblante, il hésite, effleure la pierre, osant à peine la toucher de peur de rompre le charme de ce face à face intime. Elle est exactement comme dans son souvenir, sa mémoire a restitué fidèlement l'ovale de son visage, son corps souple et harmonieux. Dans sa quête absolue de beauté idéale, jamais au grand jamais, il n'a approché d'aussi près la perfection... Habité par une frénésie créatrice, son imagination s'envole. Le ciseau court sur le marbre blanc, déshabille délicatement la pierre pour laisser apparaître l'arrondi d'une épaule, la finesse d'une nuque. Sous ses doigts fiévreux, naissent des collines et des vallons remplis de promesses. Les hanches épanouies se dessinent, accueillant le doux renflement d'un ventre satiné.  Du contour gracieux de son corps, il émane une douce sensualité, comme si l'œuvre elle-même respirait.

Le lendemain, il dévoile, devant l'assemblée médusée, le fruit de son travail. Le Maître reconnaît en Guillaume un sculpteur à part entière, et lui remet officiellement l'équerre et le compas, outils symboliques de sa profession. Dès lors, le voilà Maître à son tour. Il est autorisé à graver son nom dans la pierre, avec les symboles de sa confrérie, et la date d'exécution de son œuvre. Après les félicitations d'usage au cours d'une brève cérémonie, il repart dans son atelier. Épuisé par l'effort, il contemple longuement sa belle et s'endort.

Une petite tape sur l'épaule le fait sursauter. Il ouvre les yeux et laisse son regard balayer la pièce à la recherche de sa statue. Brusquement, il se lève sous le coup d'une émotion intense. Il vacille, un étourdissement l'envahit et il doit s'appuyer sur un banc pour ne pas tomber. Incrédule, il fixe la pièce qui n'est autre que la crypte dans laquelle il s'était endormi. Un gardien se tient debout devant lui, étonné par son étrange comportement. La confusion la plus totale règne dans l'esprit de Guillaume. Il hésite entre rêve et réalité. Il palpe ses vêtements et constate qu'il a retrouvé ses effets personnels. Serait-il possible qu'il soit enfin revenu dans son siècle? Vite, il s'enquiert de la date du jour et de l'année en cours, puis soulagé par la réponse, quitte la crypte et se retrouve à l'air libre.

Les touristes sont toujours là, déambulant paresseusement sous le porche de la cathédrale qui a retrouvé son toit. Les promeneurs photographient les deux élégantes flèches qui s'élancent à l'assaut du ciel, tandis qu'un groupe de visiteurs admire la façade. Tout semble rentré dans l'ordre, on ne lui prête aucune attention, mais Guillaume a du mal à supporter le choc. Il retourne dans sa tête tout le chemin parcouru depuis ce fameux jour, se sent privé de force comme s'il relevait d'une longue maladie.

Ses pas le conduisent vers un parc jouxtant la cathédrale. Il s'allonge sous un arbre, reprend peu à peu ses esprits et regarde distraitement le paysage. Des rayons de soleil jouent dans le feuillage d'un arbuste qu'une légère brise soulève par à-coups, dévoilant une tache claire qui l'intrigue. Se redressant, il s'approche lentement, écarte les branches enchevêtrées qui forment une voûte, et distingue une sculpture verdie par la végétation. Fébrilement, il arrache les herbes à pleines poignées, brise quelques tiges et dégage complètement l'espace en quelques minutes.

Le cœur battant, Guillaume reste sidéré devant le spectacle qui s'offre à sa vue : une statue de toute beauté, qui lui rappelle celle qu'il a sculptée. Il sent de nouveau l'affolement le submerger. Afin de dissiper le trouble qui l'assaille, il contourne la statue et s'agenouille sur le gazon. Il frotte le bas du piédestal, enlève la terre qui révèle les dessins d'un compas et d'une équerre gravés dans la pierre, et déchiffre cette inscription :

GUILLAUME LE PIERREUX, AN DE GRACE 1226.

Cricri

fin

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